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Bafouille

100km de Saint-Estève 2005 en ... tranches de vie

La fin de l'année approche, une année curieuse, dense, riche, contrastée, parfois éprouvante et qui semble presque faire plus de quatre saisons et compter plus de nuits que de jours. Mais finalement, je veux penser que des journées inondées de soleil assurent un sentiment qui tanguent vers l'optimisme au gré de la pleine mer des « 340km et Fanette », des vagues familiales et des courants professionnels.
Bref, une année qui compte et qui symbolise plus qu'elle ne matérialise une étape dans ma vie de coureur. C'est ma trentième saison et malgré mon envie, j'ai du renoncer à Millau, mon repaire d'écorché courant, mon repère de coureur liquidateur d'angoisses.

Saint-Estéve est choisi sans trop d'hésitation. Cela coïncide quasiment avec mon 38 ième anniversaire et, petit clin d'oil du temps, avec le trentième anniversaire de ma première course. J'allais avoir 8 ans, j'étais tout juste poussin. Mon père venait de passer vétéran. J'avais fait un "cross" au stade de mon club d'alors, l'Entente Sportive de Bruges. C'était le tour d'un stade de foot et deux trois biscouettes pour agrémenter la chose. J'avais fièrement fini 2ième sur... 4! J'étais super heureux et je me souviens de cet après midi doux au ciel laiteux.
Et puis Saint-Estève, c'est aussi un parcours sous forme d'un aller-retour de 10 kilomètres à faire... 10 fois, un défi moral, vingt occasions de partager ces instants avec mes compagnons de fortune du jour.

La vie en cette année m'a rappelé à l'ordre sur l'importance de « mes » choses. Alors je pars là-bas avec, certes, de vagues espoirs chronométriques mais je sais bien que ce n'est pas là l'essentiel. Je ne détaillerai donc pas une préparation qui en manque (de détails...) ni un état des lieux d'un corps qui m'épargne les vrais pépins, les gros soucis de santé. Je n'ai pas à me plaindre de mon sort et je m'en garderai bien.

Je vous propose donc de vous laisser transporter à ce samedi matin. Je vais vous raconter les petites histoires de cette course et les petits détails que l'on ignore, que l'on ne voit plus de la vie d'à coté, de celle qui continue quelques soient les petites histoires de cette course. Je rajouterai un peu de musique pour faire fête, je garderai la lumière naturelle pour faire plus vrai, j'occulterai les petits mauvais passages pour faire plus humain et j'embellirai sans honte ni vergogne certains moments pour faire plus moi...

La nuit tire à sa fin. Samedi va voir le jour, il est presque 6 heures. Ici ou là, des noctambules prennent un dernier verre, un premier café. D'autres s'en roulent un de plus. Les néo- amoureux échangent un nouveau baiser, s'imprégnant du goût de l'autre. Les yeux de tous rêvent de repos, les bouches qui s'empâtent refont une mille et unième fois le monde. La fatigue exacerbe les idées, les perceptions. Ici ou là, deux copains à l'âme adolescente font une dernière pitrerie de fin de soirée sous les rires de leur bien aimée respective. Elles attendent d'aller enfin se coucher mais prennent plaisir à traîner, à rire, à vivre. Elles feignent une vague impatience, trouvent enfin en observant les pères une explication aux chahuts des enfants, et décident qu'il est toujours temps de boire une petite tisane avant d'aller au lit. Les turbulents ouvriront une nouvelle bière qu'ils ne boiront pas. Ils offriront à leur public conquis d'avance un nouveau collier de clowneries. Ainsi va la fin de cette nuit...
Tout près de là et dans le même temps, d'autres noctambules d'une autre nuit se pressent en poussant ou tirant valises et sacs. Un billet de voyage à la main, ils partent se retrouver à mille lieux de là, pour quelques instants à déguster encore la saveur de l'autre, sans enfants, sans copains. Sans trop remarquer les gens qui s'activent au travail dans les trains, les avions, ils suivent leur esprit déjà parti en vacances. Ainsi va le début de ce jour.

Dans la chambre d'hôtel, la sonnerie du réveil est inutile pour moi. Il est 5h45. Je me lève content, prêt à en découdre. Le vent tempétueux de la veille semble calmé. En mangeant un gatosport, je me prépare tranquillement, sans fièvre ou inquiétude, c'est nouveau pour moi. Jean-Marc et mon père qui occupent les chambres voisines sont mes premiers visages du jour. Familiers et goguenards, je les aime bien et je suis content de partager ces heures avec eux.

Il est 7 heures, le soleil se lève sur une journée qui promet d'être belle. La clarté du jour rappelle que ce n'est plus l'été. Sur une place de marché, les commerçants s'installent. A Colomiers, le boucher soigne ses bêtes en vitrine. D'ici quelques moments, quelques heures, la file des clients s'animera en discussions. Deux sujets auront les faveurs, la journée de rugby passée et celle à venir. Les matches seront faits et refaits, chacun s'improvisant buteur ou entraîneur, le tout arbitré depuis son perchoir par le boucher à l'accent du Gers. Des papas espiègles suggéreront à leur naïve progéniture de regarder Donald ou Bambi cachés dans les étales de viandes. Dans l'autre travée, le marchand de fromage jettera à la cantonade des plaisanteries bon enfant. Le panier rempli de bonnes choses, les familles repartiront vers des moments de plaisir partagés entre amis, entre aimés.

A cet instant, nous sommes à des années lumière de Colomiers, de ces paniers, de ces repas en préparation. Je découvre Pierre-Louis qui a répondu à mon appel sur un forum de course à pied et qui se joindra à mon père pour me faire l'assistance en vélo. Le jeu sera simple : me fournir les potions préparées sans vraiment y penser dans la chambre d'hôtel, une alternance de Coca+eau et de caloreen, agrémentée de pâtes de fruits ou de gels. Le temps glisse lentement vers l'heure du départ. Le moment de faire brièvement connaissance avec Pierre-Louis, de préparer les affaires qui resteront à portée de main dans la voiture au bord du circuit. L'endroit aurait pu faire une belle place du marché. Il reste un rien triste malgré les coureurs et accompagnateurs qui s'y trouvent sans vraiment s'y presser. Ca sent le truc d'initiés... Dix fois un aller-retour de 10 kilomètres, ça reste une drôle d'idée. Le vent se rappelle à nous. Il est faible. Les prévisions météo étaient formelles : vent faible à modéré avec des rafales. Nous comprendrons tous plus tard que « modéré » pour un météorologue est une notion bien subjective.

Il va être 8 heures et dans les couloirs d'hôpitaux, les blouses blanches continuent le tour du matin. Elles vont soigner les maux autant que les angoisses de la nuit. La douceur des voix pansera pour un moment les âmes écorchées, la chaleur des mains effleurant les cours qui se perdent dans un univers qui effraie.

Au moment de partir vers le départ, je pense à mon oncle, ancien troisième ligne, engagé dans le match le plus difficile de sa vie. Ca me rassure d'imaginer qu'en pensant à lui, on pousse tous avec lui. Aujourd'hui, sa pensée change un peu la donne, un peu l'importance des choses. Ca change forcément leur goût, leur saveur. Je sais que mon père à coté de moi va y penser aussi. Souvent.
Je pense aussi à mon infirmière à moi. Je pense à nos filles. J'espère quelle viendront me voir. J'ai promis de rester prudent. Je tiendrai promesse.
Sur la ligne, je mets des visages sur des pseudonymes de forum. C'est plaisant. Tout ceci se passe dans un grand calme, une sorte de ouate cérémoniale. Un sifflet libère une centaine de chanceux, conscients ou pas de cela. Il n'y plus qu'à...

Dans ce premier tour, je découvre un parcours pas si facile que cela. J'observe les coureurs, comparant les allures aériennes ou économiques des uns ou des autres. Après deux kilomètres, on récupère les suiveurs. La litanie maintenant bien familière voire familiale des ravitaillements peut commencer. Il fait encore frais et le vent est mordant et déjà fort sur certaines portions. Quelques bosses, une bonne côte, de la route digne d'une billard ou d'une râpe à fromage sont au menu. Je me sens très facile et le premier tour de 10 kilomètres est avalé en 47 minutes, une petite minute plus vite que le plan de marche.

Il est maintenant 9 heures plus ou moins quelques minutes. Quelques minutes à égrener sur les doigts des enfants pour leur apprendre à compter. Les petits encore en pyjama finissent leur déjeuner. Ils traînent avec peine la chaise et la cale à coté d'une mère, d'un père ou d'un autre « grand ». Assis sur leurs talons, le menton à la hauteur du plan de travail, ils regardent avec gourmandise le gâteau qui se prépare. C'est le moment pour eux de chanter la comptine apprise à l'école, de réciter la dernière poésie devant un public attendri. Une petite main plonge régulièrement dans le plat pour trouver dans le peu de pâte volée avec gourmandise les forces qui rendent invincible et qui permettront de raconter ensuite une autre histoire de « copain de l'école ». D'un regard mollement réprobateur, l'adulte regardera son petit en goûtant enfin aux délices d'un temps ralenti après une nouvelle semaine folle. Le gâteau fini, le petit filera en courant à l'autre bout de la maison et y retrouvera son catalogue du Père Noël pour rêver une fois encore à une liste longue, longue, comme ça.
Le temps passe vite. Mes enfants le suivent de trop près. Une seule croit encore au Pere Noël, et moi plus du tout.

Le temps passe vite aussi sur notre route entre Saint-Estève et Baho. J'applique à la lettre le plan des sections marchées dans deux des parties montantes du parcours. Je suis toujours sur le même rythme. Tout roule...
Je m'habitue à croiser les autres participants et je suis impressionné par le rythme des marcheurs. Je perçois plus encore le sens de l'expression « grande famille » à chaque fois que je croise ceux du forum. Et les autres aussi... Cela ne se démentira pas au cours de cette longue journée.
La troisième heure est couverte sur le même rythme. Sans pouvoir expliquer la raison, je sens que le ravitaillement ne me régalera pas aujourd'hui. J'utilise pourtant un protocole déjà éprouvé avec succès à Millau en 2004. Ca ne m'inquiète pas plus que ça mais je me prépare à devoir changer en cours de route et une petite voix au fond de moi me persuade que ce sera nécessaire. Mais quand ?...

Il est plus de 11 heures et les rayons des disquaires et autres bouquinistes sont remplis d'impatients. Les uns plongent le nez dans les livres, humant avec délectation l'odeur du papier encré. Les autres tournent et retournent les CDs qui les tentent. Regardant les pochettes, imaginant les plaisirs et autres trésors cachés sous la pellicule plastique. Le choix fait, il rentreront chez eux avec empressement, poseront le CD dans la platine. Après avoir exigé le silence qui s'impose, ils écouteront avec émotion les musiques tant espérées. Les plus obsessionnels de ces mélomanes enchaîneront les écoutes au grand dam de ceux qui les entourent. Ils guetteront et trouveront le petit détail qui embellit un passage, pistant la jolie formule, la belle rime, fruit des tripes de leurs artistes favoris. Je suis de ceux là.
J'admire, j'envie je l'avoue, le talent de ces artistes. Faire chanter les mots... A cet instant, j'essaie de faire chanter, rimer les tours et détours de cette épreuve. Mais l'esprit n'est pas assez fort et il file sur les pistes du « Pavillon des fous » de Fersen.

« Je voletais dans les ténèbres
A l'allure d'un convoi funèbre
Je goûtais l'air de la nuit
Je ramais sans faire de bruits
Dans l'épaisseur du silence
Lorsque je fus éblouis
Par une chaude incandescence
Qui émanait d'un beau fruit »

Ces chansons se mettent à tourner en boucle dans ma tête. J'en arrive à la perdre en même temps que le fil de la course et la concentration qu'elle pourrait réclamer en échange d'une performance. Une quoi ?...

« Ma mère m'avait prévenu
Méfie-toi des ampoules nues
Ne t'approche pas de ces globes
Qui mettront l'feu à ta robe
Les papillons insomniaques
Y trouvent un aphrodisiaque
La mort est au rendez-vous
Au mieux tu deviendras fou »

Le « rythme en dedans » de ma course a fini par avoir raison de ma concentration. Pourtant les kilomètres commencent à s'empiler. Toujours le même rythme... La même musique... La même chanson... On approche les 3h20 de course.
Au détour du marathon, je devine au loin dans les cyprès les silhouettes de ma mère et de Nathalie. Un virage plus loin je vois mes filles faire le sémaphore au milieu de la route. Je suis content. C'est simple et je ne connais pas d'autre mot, je m'en excuse. Nathalie doit se rassurer de me voir frais. Mon père s'arrête avec elles, le temps pour Pierre-Louis et moi d'aller pointer à Bao. Seuls pour 6 kilomètres, le silence se brise rarement de nos paroles. Il a déjà explosé depuis quelques dizaines de minutes sous les attaques de la Tramontane qui souffle à s'en époumoner.

Au kilomètre 48, je repasse devant les miens. Mon père se joint à nous. Depuis quelques minutes, je me sens flotter dans l'air, tiens, tiens. Une sensation de flou, de moins bien que je n'arrive pas à enrayer. Je pense à un début d'hypoglycémie mais c'est étonnant. La sensation persistera plus de 20 kilomètres. J'ai toujours le ventre peu net et rien ne passe avec envie ou gourmandise et il en sera ainsi jusqu'à la fin.
Ce n'est pas grave et je comprends que la course a vraiment commencé. Je vais devoir gérer la tête et les jambes, jongler entre les deux. Le voyage au fond de moi a commencé et je l'avoue, c'est ce que je recherche dans ces expériences. Alors, allons-y, composons, agissons avec les moyens du moment, en fractionnant les efforts ce qu'un tel parcours facilite à merveille. Le vent durcit la course et complique tout. C'est comme ça...

La mi-course est passée en 3h58. C'est reparti vers Baho avec toujours une partie marchée en sortant de Saint-Estève et un bon 12km/h sur le reste. Pourtant, le vent et la revêtement granuleux peu après le kilomètre 52 ont raison de ce beau scénario. D'un coup, dans une partie très exposée, littéralement balayée par le souffle de l'air, des crampes me foudroient, me clouant sur place incapable de bouger la jambe droite. Je n'ai jamais eu de telles crampes. A cet instant, je n'ai aucune envie d'abandon mais je ne vois pas comment je vais pouvoir poursuivre. Une crampe devant, une derrière, comment faire ? Nous restons d'un calme qui m'étonne encore maintenant. Pierre-Louis me fait allonger dans l'herbe et tire comme il peut. Je n'ai aucune idée de la durée de l'arrêt. Je repars. Comme neuf !
Cette nouvelle donnée impose un nouveau plan de route. J'avais bien depuis quelques kilomètres des sensations de crampes aux adducteurs mais je savais les gérer pour l'avoir déjà connu. La prudence va donc s'imposer. Je crois aussi que la fatigue se révèle soudainement et que l'essence risque de manquer si je continue ainsi. Alors je vais faire avec, rajouter des sections de marche dans chaque partie montante et dès qu'une crampe pointera son museau. Je veux tout faire pour finir bien, en me faisant plaisir, en profitant de cette journée que je sais précieuse avec mes suiveurs et mes compagnons qui me regardent en passant.

Je vais faire en sorte de garder cette journée belle. J'aime cette recherche d'esthétisme dans la course comme dans certaines choses. Etre en harmonie avec l'environnement, faire coïncider les envies, les besoins, les possibilités. Celles du corps. Celles de l'esprit. Orchestrer tout cela sans oublier les mouvements des autres vies, les rythmes de chaque jour et les jours extraordinaires, un peu solistes. A chacun son style, à chacun sa sensibilité. J'essaie de faire régner l'harmonie entre le corps et l'esprit avec ce qui m'entoure. Avec ceux qui m'entourent aussi. Je ne cours ni contre moi, ni contre les autres. Je ne repousse aucune limite. Je me fais plaisir, égoïstement, je sens cette pulsation dans tout mon corps, de tout mon être. Une sorte de paix, de quiétude, une quête permanente et sans fin. Aujourd'hui, je croise les autres. Plusieurs fois... Autant de différences, autant de corps, autant de motivations qui viennent se fondre dans une sorte de partage. Des moments forts où l'on se comprend en un mot, un signe, un regard même parfois. Et j'ai trouvé cela beau. Beau, simple et fort. En un mot, humain tout simplement. Sans biais, sans tricherie, sans faux semblant. Un moment de vérité avec soi.
Alors oui, la vérité, là, elle est dure à avaler.

Il est maintenant l'heure des fins de repas. Le moment où les enfants font la sieste ou bouquinent. L'instant où les parents se posent le temps d'un café, faisant des projets, prenant le temps de s'écouter, de se regarder, de s'exposer un peu à l'autre. Le temps de se laisser glisser doucement dans le week-end, dans les jours, les mois qui arrivent. Le temps de rêver d'un aménagement là, d'un meuble ici, de vacances là bas.

Tout à ma course, je vais aussi me laisser glisser tranquillement, un rien passivement en faisant le dos rond. A la fin du sixième tour, un « évènement » va me réveiller. A l'entrée de Saint-Estève, j'oublie de tourner à droite. Pierre-Louis n'a rien vu non plus. Au loin, on aperçoit des coureurs qui passent à la perpendiculaire de ma trajectoire. Je n'y comprends rien. On pense aux coureurs du 10 kilomètres qui doit avoir lieu sur le parcours dans la journée. En fait, j'ai coupé la boucle, gagnant une grosse minute à l'allure où je cours à ce moment. Je suis tout près de la fin du tour et de la table des pointeurs. Je vais aussitôt les voir. « J'ai triché.  Je peux continuer ? Comptez moi deux minutes de plus !» A leurs regards, je comprends qu'ils n'y voient aucune importance. Moi ça me mine. L'Italienne avec qui je cours depuis le matin me dit « No problem, I don't care... » D'autres aussi s'en foutent. Mais j'ai triché. Un moment ça me bouffe. Je me dis que si je dois améliorer ma marque il faudra au moins 3 minutes de mieux.

A cet instant, le rythme est passé à 55 minutes sur le tour. Malgré l'arrêt « crampes », ce n'est pas trop mal. Mais je dois maintenant penser à me préserver plus que tout autre chose. Je le sens, les crampes sont là, elles me guettent. Je n'ai pas faim. Je peine et je lutte un peu. Je me défends de penser me faire violence mais je lutte beaucoup même. Je pense à cette année. Ces jours heureux, notre déménagement, nos amis, les récents événements au travail et l'énergie qui j'y ai plongé avec plaisir. Je pense à ces entraînements le matin dans la nuit. Ceux que je n'ai pas pu faire, retenu ici ou là ou lessivé par une semaine et plus porté à rester en famille. Allez, je dois m'accrocher. Je m'encourage.

Peu avant de descendre sur Baho pour le kilomètre 65, mon père sur son vélo heurte ma jambe. Petit moment d'agacement... Nous sommes tous un peu entamés. Je me sais la force d'aller au bout, je n'ai plus de doute là-dessus.
A Baho, Nathalie et les filles sont là. Cécile court quelques mètres avec moi. Le vent m'agresse dans le bout droit de retour. Fersen me colle de nouveau un peu plus.

« Maudie est folle, tout l'monde le sait,
Tout le monde l'a dit quand elle passait:
Maudie a ses idées à elle,
Pour le moins inhabituelles,
Maudie est folle.
Elle entend bourdonner des mouches,
Elle a peur qu'elles entrent dans sa bouche,
Elle fait ses courses en robe de chambre,
Et les gens ont peur de comprendre que
Maudie est folle. »

Je crois parfois devenir fou dans mes courses, dans ces échappées où mon esprit finit par courir plus loin, plus vite que mon corps. Le souvenir de mon ami Michel me conforte dans cette impression. Ces impressions, devrais je dire. Celle qu'il me parle. Celle qu'il m'accompagne. Celle d'entendre sa foulée à mes cotés. Je me surprendrais presque à répondre à sa voix que j'ai toujours dans l'oreille. Répondre à ces souvenirs... Je ne suis pas mystique, ni croyant, ni rien de tout ça ou de quoi d'autre. Six mois ont passé mais pourtant je ne peux toujours pas expliquer ce néant. Je ne l'accepte pas. Comment peut on être si vivant et rongé par un mal qui nie ces signes de bien être ? Michel, scientifique lui aussi, connaissait les infinis, les infiniment grands, les infiniment petits. Nos partagions nos midis, nos sueurs, nos efforts. Ces efforts infiniment petits qu'agrémentaient nos petites conversations et qui nous menaient en des espaces de rêves infiniment grands. Courir était l'un des fils rouges de nos vies respectives. Le sien s'est brisé. Le mien s'emmêle par moment. Alors voilà, comme à d'autres moments de cette journée, Michel traverse ma course. Le ciel est d'un bleu infini. La tête dans mes nuages, je repense à ses récits sur les planètes. Il me manque.

« Un homme lui a fait une offense
Et les choses ont perdu leur sens.
Maudie est folle...
Elle porte toujours quatre épaisseurs,
Et moi, Je veille sur ma soeur,
Car elle est folle,
Maudie est folle... »

Un instant, ma gorge se noue. Je suis à fleur de peau. On retrouve mon père et je marche dans le faux plat suivant. Je me sens repartir. Pierre-Louis me reparle de ces 30 derniers kilomètres dont Bruno Heubi (ndlr : vainqueur des 100km de Millau 2005) faisait l'éloge jubilatoire à la télévision, survolant le causse millavois. J'en garde sous le pied mais je sais que je tiendrai plus du basset que de l'aigle. Pourtant, en calculant et recalculant, j'ai bien l'espoir si tout va bien d'accrocher les 8h40.
Le kilomètre 67 ruinera cet espoir. Les crampes sont de retours, plus bloquantes encore. Pierre-Louis me sauve une nouvelle fois. C'est bon, la messe est dite. Je ne suis pas déçu. Je passe une bonne journée en maîtrisant de mon mieux et non du mieux les évènements du jour.

En ce milieu d'après midi, les terrains de sport sont colorés d'enfants qui pratiquent, jouent, rient en rêvant de destins sportifs.

Il est 15 heures et si je ne rêve plus, je n'en ai pas moins une sensation jubilatoire. Je cours toujours de plaisir. Il reste 20 kilomètres et j'attends la Vichy Saint-Yorre que Nathalie est partie acheter. Comment ne pas y avoir pensé plus tôt ? Je suis toujours aussi couillon... Petit à petit, l'eau salée aidant, les crampes vont me laisser. Et je vais pouvoir finir tranquillement. Si tranquillement que j'en suis à me demander si je sais y aller vraiment, franchement. Sur le moment, je suis à fond, c'est sûr. Il est si facile de refaire la course le cul dans un fauteuil, une bière à la main. A Baho, au kilomètre 85, je me dis même que c'est mon dernier 100 bornes parce que c'est dur et que j'ai sûrement mieux à faire. J'y retrouve les miennes et je suis à deux doigts de dire à Nathalie de me porter un papier et un stylo pour écrire que c'est le dernier. Heureusement, je ne l'ai pas fait. Anna, notre aînée, semble épatée qu'il ne me reste plus qu'un tour à suivre. Je ne sais pas quelle image elle a de cela, mais cela me fait plaisir de la voir là. Je boucle ce neuvième tour en une heure.

Et c'est parti pour un dernier tour. Vincent Gouzerch que je croise me lance « Savoure !... » Le con ! Là je bouscule un cortège d'émotions, je percute que je vais finir bientôt et que j'ai peut être oublié de m'en coller plein les yeux, la tête ou le coeur. Pour les jambes, c'est bon, j'ai ce qu'il faut.

A des centaines de kilomètres de là, le vert dispute au bleu la couleur de l'océan. Sur la plage de Lacanau, les promeneurs goûtent à la caresse du soleil et aux délices du vent. Des montagnes d'eau cachent un instant le soleil qui pleure des larmes bientôt rouges sur l'horizon. Dans un fracas familier et berçant, la montagne se couche. Le soleil est là, tout au fond. De nouveau, une autre montagne. Le même soleil. Ainsi va la vie sur l'océan.

Le dernier tour voit deux coureurs me doubler. Allez-y, allez-y, dans quelques minutes, on se retrouve. Les derniers kilomètres sont avalés à 12 à l'heure, le cour en joie. Je finis neuvième... Mon « record du monde personnel de ma maison de chez moi » tombe pour quatre minutes. Cette petite histoire intéresse peu de monde. Ni ceux qui volent vers un ailleurs, ni les noctambules à la gueule de bois, ni les enfants gourmands... Elle m'a passionné, va me passionner encore. Longtemps peut être... Un sentiment de bonheur m'a envahi. J'ai retrouvé les miens. Je suis bien. Le principal est là. Dans les yeux de mes filles, la bise de Nathalie. Dans les mots de mon père et la présence de ma mère.
Jean-Marc arrive peu après moi, égal à lui-même. Le sourire... Je suis content pour lui. J'aime son coté détaché des choses.
Pierre-Louis a l'air content lui aussi. Fatigué et content. On se retrouvera sûrement un jour.

Avant de partir à la douche, refaire le monde fraternellement avec mes compagnons coureurs du jour, j'ai mon oncle au téléphone. Après des semaines terribles, il a des nouvelles presque rassurantes. C'est vraiment une belle journée.

Alors bien sûr, certains m'auront retrouvé dans certaines de ces saynètes. D'autres s'y seront eux-mêmes retrouvés. Tous ces mondes sont une part du notre. J'aime imaginer que j'ai toutes ces vies, tantôt cloisonnées, tantôt confondues.
Presque 10 ans après mon précédent record, le chronomètre s'est arrêté sur 8h51. Ca fait plaisir, je ne peux pas le nier. Il n'y a pas de quoi pavoiser pour autant. Mais je sais que je ne pourrais pas faire beaucoup mieux ou alors au prix d'un désert dans l'une de mes vies. Je préfère cette diversité, cette richesse et tant pis si parfois je peux penser que je suis prêt à (presque) tout mais (vraiment) bon à rien.

(Cliquez ici pour voir les photos de ce jour.)

Livré tel qu'écrit sur le Forum ADDM
Colomiers, novembre 2005,

Vincent

 

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